»VOUS AVEZ DES TROUS DANS VOTRE CHAPEAU », s’insurge, outré, Réjean Ducharme, attaquant l’éditeur Pierre Tisseyre qui a refusé de publier son Océantume

Par MICHEL CLOUTIER, journaliste, écrivain, éditeur du magazine électronique Journal Québec-Presse, Montréal, Paris, Washington
MONTRÉAL, QUÉBEC — Réjean Ducharme n’est plus. Ce géant de la race des Céline, a exprimé les tréfonds de son âme et de son être en alimentant la force rebellée des ses personnages littéraires à l’accent universel.
Décédé lundi (21 août) à Montréal, le milieu intellectuel réclamait des funérailles nationales. Elles sont refusées par ses proches qui préfèrent un enterrement privé, tout à l’image de »l’invisibilité » singulière de l’auteur jusqu’au bout de sa vie. D’ailleurs, Ducharme n’a jamais voulu que la critique fasse de lien entre lui et son oeuvre.
Quel prestigieux destin littéraire!
Ce prestigieux destin littéraire est devenu un monument en 1966. Mais tout a commencé par un échec retentissant, celui du refus de l’éditeur Pierre Tisseyre. Ce Français de France, exilé d’abord à New York durant la dernière guerre mondiale, puis installé à Montréal par la suite en lançant les »Éditions du Cercle du livre de France », rejeta donc l’Océantume, n’y voyant que des ratures dans les phrases mouvementées, pleines de trous… et pourtant ouvertes aux éclats du génie littéraire.
Désespéré, Ducharme se tourne vers la France

L’écrivain québécois Réjean Ducharme. Une des rares photos de ce génie des lettres québécoises.
Pierre Tisseyre, manifestement aveuglé par ces ratures noircies, manquait de flair, évidemment. Et c’est tant pis! L’échec amer aura du bon. Pressé d’en finir avec cet éditeur franco-québécois, et d’autres aussi fermés, Ducharme, en proie au désespoir dans une tension insoutenable, se tourne aussitôt vers la France. Survivre à soi-même! En échec, retombé à zéro, il expédie ses trois gros romans chez Gallimard, empilés dans un paquet bien ficelé, un petit timbre de dix sous mouillé dans le coin droit. À la réception, Gallimard accepte (heureusement) de payer les frais manquants.
Nous sommes en août et l’éditeur s’apprête à partir en vacances estivales, le voilà, intuitif, riche de trois manuscrits énigmatiques dans ses valises. Était-ce des étincelles sans lendemain? L’affaire sentait le vin nouveau.
Gallimard s’amène d’urgence au Québec

Pierre Tisseyre, l’éditeur franco-québécois. Il manqua de flair en refusant de publier le génial Réjean Ducharme. »Son manuscrit était tout raturé », s’est défendu l’éditeur.
L’avènement Ducharme s’accélère ainsi. Dans l’enthousiasme, Gaston Gallimard, en état d’alarme, s’enivre, prend l’avion, s’amène d’urgence au Québec, rencontrer ce phénoménal inconnu et s’assurer qu’il existe bel et bien, en chair et en os. Rencontre fébrile, excitante.
Le monde se construit, magique et soudain où l’inspiration géniale devient une tragédie de la culture rebelle qui s’amorce dans ses livres, où circule déjà la férocité de vivre du jeune québécois de 24 ans. Prodigieux!

Anatole Bisk, dit Alain Bosquet, né à Odessa le 28 mars 1919 et mort à Paris le 17 mars 1998. Poète et écrivain français d’origine russe.
Le terrain littéraire est gagné. L’éditeur, en cette année 1966, le lance même dans la course au prix Goncourt avec L’avalée des avalés.
«Nous n’avons rien lu de plus poétique, de plus imprévu, de plus original depuis de longues années», écrivit Alain Bosquet dans Le Monde. Le prix lui échappe par deux voix.
Les mois qui suivirent la parution foudroyante de l’Avalée des avalées dans la collection NRF, Réjean Ducharme, médiatisé jusqu’à se voir plus tard traduit dans plusieurs langues, rebondit et attaque publiquement ce Pierre Tisseyre par le biais du magazine montréalais »7 jOURS ».
»Vous avez des trous dans votre chapeau », lui dit, outré, le jeune écrivain.
C’est que l’éditeur Tisseyre, dépassé par le succès mondial de Ducharme, trouvait le manuscrit tortueux, si mal tapé. À la sortie de l’Avalée des avalés, le New York Times vit dans ce roman quelque chose de phénoménal, notant que le titre paraissait intraduisible en anglais.
Gallimard inondé de manuscrits québécois

Une couverture qui en dit long.
Aucun répit! Pas le temps de se reposer! Gallimard et son comité de lectures, refuge suprême des auteurs de génie de la République des Lettres françaises, voient leur forteresse littéraire envahie par des dizaines de manuscrits d’auteurs québécois inconnus. La frénésie. Le succès de Ducharme provoque ce raz-de-marée, cette puissance créatrice voulant également percer. La grande espérance, l’auréole de la gloire chez Gallimard.
Hélas! Il n’y a qu’un Ducharme par siècle. Réginald Martel du quotidien La Presse de Montréal, en a rapporté le rayonnement en expliquant, dans une chronique de cette époque, que malheureusement, de grands auteurs, aussi brillants que Ducharme, sont délibérément sacrifiés. Ils devront bifurquer, publier ailleurs pour ne pas entrer en collision avec le mythique duo Ducharme-Gallimard. Est-ce sans honneur? Prière de ne pas décrier ces liens visiblement sacrés en leur accordant une liberté infinie, celle de la belle durée littéraire à travers les générations.
La littérature est une guerre qui ramasse tout dans les mots pour que retentissent les forces de l’âme et de l’esprit. Les révolutions se fabriquent ainsi.
Nous vivons, encore aujourd’hui, dans ces déchirantes chasses gardées d’auteurs, aux maisons d’éditions jalousement impériales à faire basculer les nouveaux talents dans le néant.
REVUE DE PRESSE —La Presse canadienne
Dans l’histoire de la littérature québécoise, toujours si jeune et, de ce fait, si pleine de promesses encore, on peut compter sur les doigts d’une main les monstres sacrés. Réjean Ducharme en faisait partie.
Il a appartenu, à sa façon unique, à cette cohorte d’écrivains qui a frappé de plein fouet les lettres dans les années 60 : Marie-Claire Blais, Hubert Aquin, Jacques Ferron, Anne Hébert, Michel Tremblay, Victor-Lévy Beaulieu ou Jean Basile. En fait, le seul autre mythe auquel on peut comparer Ducharme au Québec est celui d’Émile Nelligan, qu’il évoque d’ailleurs abondamment dans ses romans, ses personnages citant souvent le poète tragique. Ou alors J.D. Salinger aux États-Unis, avec qui il partage la même détestation de la vie publique.
Tout commence en 1966, lors de la parution chez Gallimard de L’avalée des avalés – ses trois premiers manuscrits avaient été refusés par Pierre Tisseyre -, devenu rapidement un classique lu par des générations de jeunes Québécois.
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